Chadar… nouvelle autoroute touristique ?

« La Chadar », route mythique et éphémère, désenclavant la vallée du Zanskar durant un mois d’hiver, lorsque le fleuve éponyme gèle et se transforme en passage pédestre, est un cordon ombilical pour tous ses habitants. C’est aussi un passage difficile mais somptueux qui attire depuis peu de plus en plus de touristes en quête d’aventures hors du commun. Les autorités locales s’inquiètent de cet engouement, essentiellement indien, depuis quelques années…

Evidemment, les reportages et campagnes de promotion des agences de voyages sont en grande partie responsables de cette convoitise touristique. La Chadar a vu des aventures fabuleuses : on pense au « Fleuve de vie » de Olivier et Danielle Föllmi, on raconte aussi des histoires locales extraordinaires comme cette jeune femme qui a parcouru la Chadar pour accoucher à l’hôpital de Leh et qui est repartie par le même chemin, quelques jours plus tard, avec le nouveau né dans les bras !
On assiste ainsi, depuis peu, à ce chassé croisé paradoxal d’une population locale forcée d’emprunter une route difficile et des touristes venus s’offrir des sensations fortes ! Il s’agit pourtant d’une voie fragile : chaque pas use la glace (et d’autant plus quand on utilise les crampons, ce que ne fait pas la population locale). Les refuges sont rares et précieux pour s’abriter du vent (grottes dans la roche), le bois pour se chauffer l’est encore plus… Les ressources sont très faibles pour survivre sur la Chadar !

Jusque dans les années 2013-2014 les touristes étaient encore rares sur la glace mais cette saison là, un conflit a éclaté entre des agences venues de Bengalore, de Delhi et l’association des tours opérateurs locaux (ALTOA : All Ladakh Tour Operators Agencies) : l’affluence n’était plus tenable et l’inexpérience de certains guides aux pratiques inadaptées, montrée du doigt. Le LAHDC (Ladakh Autonomous Hill Development Council) a alors décidé d’intervenir en décidant, avec le département de protection de la vie sauvage, d’imposer une taxe, de limiter le nombre de trekkeurs et de développer de nouvelles infrastructures le long du fleuve pour les accueillir…
Malheureusement, le nombre de trekkeurs a continué d’augmenter alors que le fleuve n’est gelé qu’une trentaine de jours entre janvier et février. En 2017, il a été praticable 37 jours et 2154 permis ont été délivrés (dont 2021 pour des touristes indiens) ! En 2018, le trek était possible 42 jours et 3248 permis (dont 3084 pour des touristes indiens) ont été délivrés. Le nombre d’agences proposant ce trek tant convoité a lui aussi augmenté. Une belle cagnotte pour le département de préservation de la faune sauvage qui a collecté la somme de 4.334.600 INR en 2017 et 6.528.800 INR en 2018 (1€=70 INR en moyenne). Une somme qui a été utilisée pour installer des toilettes portables et des poubelles sur les nouvelles aires de campement de la Chadar ! Un comble : ce trek séduisant pour son aspect extrême et sauvage se transforme par la pression touristique en une autoroute agrémentée d’aires aménagées ! Pire encore (pour les amoureux d’une nature sauvage et préservée), ils envisagent de construire des passages le long de la rivière pour assurer la continuité du trek lorsque le fleuve n’est pas pris par les glaces sur certains tronçons (ces zones de faiblesses sont connues : ce sont celles les plus exposées au soleil). Au Ladakh cependant, on pense à partager les revenus du tourisme, alors on réfléchit aussi à aider les villageois proches du fleuve à aménager des pièces chez eux, équipées de poubelles, pour accueillir les touristes en « home stay », ce qui préserverait les abords de la rivière qui appartiennent aussi au léopard des neiges et à d’autres animaux qui viennent s’abreuver…

Bien sûr, cela crée de l’emploi mais la Chadar reste une expédition dangereuse et essentielle pour les villageois du Zanskar pour qui cette voie reste la seule ouverture vers le monde extérieur au cœur de 7 mois d’hiver. S’ils ne trouvent plus de grottes pour s’abriter, plus de bois (rare !) pour se chauffer, si la glace est abîmée par des crampons et donc plus dangereuse encore, que vont-ils faire ?

A l’avenir, le département de la vie sauvage, les départements du tourisme et de la police réfléchissent à une nouvelle régulation pour s’assurer que pas plus de 100 touristes entreront sur la Chadar chaque jour (ce qui est déjà énorme) et que chaque agence collectera ses déchets. Le département du tourisme a préparé une liste détaillée de règles à respecter pour autoriser les agences qui en feront la demande à organiser ces expéditions. Des check points seront ouverts à Chilling (départ du trek) et à la confluence de l’Indus et du Zanskar où commence la route vers les gorges. Des relais radio et médicaux seront mis en place pour organiser au mieux les secours et de lourdes amendes sont prévues pour obliger les agences à se plier à la règle.

C’est la première fois au Ladakh que de telles mesures sont prises pour contrôler le tourisme. Des discussions sont en cours pour prélever d’autres taxes durant la saison estivale. La nature aura sans doute son mot à dire avec le réchauffement climatique qui aura tôt ou tard raison de cette somptueuse rivière gelée…

On peut regretter le temps où le « fleuve gelé » fascinait par sa virginité… La mode changera peut-être et la masse touristique jettera son dévolu sur d’autres terres inviolées mais le Ladakh reste, aujourd’hui encore, une terre vaste avec des itinéraires méconnus et rares qui continuent d’offrir ces espaces sauvages chers aux amateurs d’espaces naturels inviolés…