La criminalité au Ladakh : un revers du progrès ?

Le Ladakh, sous ses apparences ultra pacifiques, s’interroge, comme on le fait ailleurs, sur la montée de la « criminalité ». Récemment, un jeune homme a été tué alors qu’il retirait de l’argent au distributeur… Un vaste débat de société s’en est suivi et avec lui, les chiffres officiels sont ressortis au grand jour : durant les dix dernières années, 274.168 «  crimes » ont été recensés dans tout l’état du Jammu & Kashmir, incluant 3459 cas au Ladakh (« seulement »).
Sous le mot «  crime », on regroupe les meurtres, les viols, vols, enlèvements, accidents de la route… Jusque dans les années 90, seuls de «  petits crimes », tels que des cambriolages étaient enregistrés. La méfiance n’était pas de mise, toutes les maisons étaient ouvertes… Mais la tendance va à l’augmentation de la criminalité… A qui, à quoi la faute ?

Par le passé, la plupart des condamnés n’étaient pas ladakhis. Il s’agissait souvent de travailleurs venus des régions les plus pauvres des plaines de l’Inde. Aujourd’hui, on retrouve toujours parmi les condamnés une majorité « d’étrangers » (travailleurs, militaires…) mais les Ladakhis commencent à apparaître eux-aussi dans les statistiques. Les urbains se disculpent en notant qu’il s’agit essentiellement de « migrants » venus des zones rurales. Le schéma semble classique : on ne vole pas chez soi, on vient à la ville pour ses richesses, pour gagner sa vie mais, dans l’anonymat, on se laisse tenter par le gain facile… Pourtant la réalité devient plus complexe que le «c’est pas moi, c’est l’autre »…

En analysant les chiffres, la police du J&K a observé que de plus en plus de jeunes de « bonnes familles » se laissent pendre au jeu du cambriolage… Sommes-nous face à une jeunesse en mal de sensations fortes ? Faut-il y voir le syndrome de l’enfant riche qui s’ennuie, d’une mutation de la société en quête de repères ? Sans doute quelques sociologues trouveraient intéressant de se pencher sur la question… Car on a toujours cette impression au Ladakh d’observer le « big bang » : la renaissance de nos sociétés occidentales dans ses erreurs originelles, ses quêtes de remèdes et parfois ses solutions bien plus rapides et efficaces que celles que nous avons choisies…

Pour comprendre les cas les plus lourds, il faut savoir qu’entre 2013 et 2017, quatre meurtres ont été recensés au Ladakh, 15 viols et 64 vols et cambriolages. Par contre, dans le district de Kargil (moins touristique et donc moins riche), les problèmes sont essentiellement dus à des accidents de la route ou des disputes de propriétés.

Dans cette petite société isolée du reste du monde, qui se croyait à l’abri de ses perversions, le sentiment d’insécurité est vite monté et la population cherche des explications.

La première analyse qui a été faite associe le crime à la convoitise  : avec l’émergence de la société de consommation (smartphones onéreux, vêtements de marques…), les plus jeunes sont les plus vulnérables. Pour ne pas être exclus, ils tombent dans la délinquance sans même s’en rendre compte… Heureusement, ces cas restent marginaux mais la tendance est là…

Le chômage est une autre raison qui rejoint la première : alors que les Ladakhis trentenaires, quarantenaires, ont grandi dans une société d’autosuffisance alimentaire, où le troc était encore souvent de mise, la convoitise de biens de consommation ne peut être que la raison de leurs revirements moraux : s’il ne s’agissait que de « subsistance », la communauté saurait sans doute encore prendre en charge ses passagers sans ressources… Mais « l’éducation » des plus jeunes change leur capacité d’adaptation à ces nouvelles difficultés sociales : ils ont été à l’école en ville, n’ont pas reçu l’héritage de cette culture de l’autosuffisance et se retrouvent sans emploi, sans terre, loins de leur village, voués à la réussite tant attendue de leurs parents (qui les ont laissés partir pour un avenir meilleur, se privant de leur affection et de la main d’œuvre qu’ils représentaient pour eux)… Que peuvent-ils faire ? La tentation du vol est grande… Dans ces conditions de quête de revenus toujours plus élevés (le tourisme apporte une manne financière disproportionnée par rapport au niveau de vie local), dans une société aux emplois limités, où la convoitise de biens chers est de plus en plus marquée, la criminalité est vouée à augmenter…

Le constat est le même dans le district de Kargil : les personnes arrêtées, qu’elles soient Ladakhi ou non, étaient pauvres ou sans emploi.

La police constate malheureusement un autre but dans le vol d’argent : celui de se fournir en alcool ou marijuana… Les jeunes, esseulés, livrés à eux-mêmes dans les grandes villes où ils arrivent pour leurs études (Delhi, Jammu, Chandigarh…) se laissent tenter par les expériences… et certains deviennent accros. Une psychologue clinicienne, à l’hôpital de Leh, explique, pour le journal Stawa, l’importance de l’absence de repères parentaux dans ce processus de délinquance vers lequel glissent doucement de jeunes Ladakhis influençables (et néanmoins éduqués). Tout le problème de l’éducation entre tradition et modernité est là : on quitte les villages et les valeurs fortes de respect d’une société traditionnelle pour aller chercher « l’éducation » et la perspective d’une vie meilleure, mais on se fait seul, sous l’influence des copains sans expérience… La jeunesse ladakhie avance sans adulte référent pour les guider et cela, dès qu’elle quitte le système scolaire de l’internat, c’est-à-dire les dernières classes du lycée.

La société ladakhie évolue et avec elle, la criminalité. Beaucoup sont tentés de jeter la faute sur la présence des militaires venus des plaines, des travailleurs, chauffeurs de taxis ou marchands venus du Kashmir ou de l’Himachal Pradesh. C’est une réalité mais cette cause n’est pas la seule et les Ladakhis doivent aussi se regarder en face : encore une fois, le progrès, l’émergence de la société de consommation, la convoitise de plus en plus évidente de tous, pour tout, qu’elle mène au crime ou non, changent les relations humaines sur ces terres de tradition. Il est facile de rejeter la faute sur les autres mais chacun est responsable, par son comportement et ses envies, de ces mutations sociales. La quête de valeurs reste, au Ladakh comme ailleurs, le vrai but de l’harmonie sociale… On pourra évidemment regretter les temps passés car, il n’y a pas si longtemps encore, le Ladakh portait ces valeurs dans sa culture. Espérons qu’ils sauront se rattacher à la force de leurs héritage et de leurs traditions pour rebondir… Mais personne ne veut revenir à « l’âge de pierre » et chacun veut accéder au confort… Qui oserait leur objecter ce droit ?…